12
Face à l’imposante rangée de micros que tendait une cohorte de journalistes, Edward Simpson, arborant une cravate patriotique et un badge «I love New York », entreprit de lire une déclaration rédigée à l’avance. Quelques pas en retrait, Eve aurait payé cher pour être ailleurs. Ecœurée, elle écouta patiemment le chef de la police et de la sécurité débiter avec conviction son lot de demi-vérités et de commentaires flatteurs sur son propre compte. A l’en croire, tout juste s’il parviendrait à trouver le sommeil jusqu’à ce que le meurtrier de Lola Starr soit traduit devant la justice ! Sûrement pas son premier mensonge ni le dernier, songea tristement Eve.
A peine Simpson eut-il terminé sa phrase que Nadine Furst, journaliste-vedette de Channel 75, lui tendit le micro sous le nez.
— Chef Simpson, d’après mes informations, l’homicide de Lola Starr serait lié à l’affaire DeBlass. Confirmez-vous ?
Simpson afficha un sourire patient et faussement bienveillant.
— Mademoiselle Furst, nous savons tous que des informations erronées sont souvent communiquées aux médias. C’est pourquoi j’ai créé l’ovi, Office de vérification de l’information, dès la première année de mon mandat. Adressez-vous donc à lui.
Eve parvint à réprimer un ricanement. Nadine Furst revint aussitôt à la charge.
— Selon ma source, la mort de Sharon DeBlass n’était pas un accident, mais un meurtre. Même méthode et même assassin dans les deux cas.
Son intervention déclencha un véritable tumulte dans la meute des journalistes et les questions fusèrent de tous côtés.
— Le lieutenant Dallas, qui travaille depuis plus de dix ans dans les forces de la police new- yorkaise, va se faire un plaisir de vous répondre plus en détail, s’empressa d’esquiver Simpson, une étincelle de panique au fond des yeux.
Tandis qu’il se penchait fébrilement vers son conseiller, Eve comprit que le moment était venu d’entrer dans la fosse aux lions. Prise au piège, elle s’avança vers la rangée de micros. Aussitôt, elle fut assaillie par un flot de questions qu’elle s’efforça de filtrer.
— Comment Lola Starr a-t-elle été tuée ? cria un journaliste au premier rang.
— Dans l’intérêt de l’enquête, je ne suis pas autorisée à vous répondre, commença Eve.
Sa déclaration provoqua d’emblée un tollé. Maudissant intérieurement Simpson, elle tenta de ramener un peu le calme d’un geste de la main.
— Je me contenterai de dire que Lola Starr, Compagne accréditée de dix-huit ans, a été victime d’un meurtre violent et prémédité. D’après les indices en notre possession, elle aurait été tuée par un client.
— Sharon DeBlass a-t-elle aussi été tuée par un client ? intervint Nadine Furst.
Eve plongea un regard imperturbable dans celui de la journaliste.
— Le Central n’a publié aucun communiqué officiel indiquant que Sharon DeBlass avait été assassinée.
— Selon ma source, vous êtes chargée des deux affaires. Confirmez-vous ?
— Je suis chargée de plusieurs enquêtes en cours, répondit Eve avec circonspection.
— Pourquoi un officier confirmé tel que vous se verrait-il confier une affaire de décès accidentel ? insista la journaliste.
Terrain glissant, songea Eve.
— Désirez-vous une définition de la bureaucratie ? répliqua-t-elle sans se laisser désarçonner. Ecoutez, mademoiselle Furst, je comprends que l’affaire DeBlass attise vos convoitises. Vous rêvez d’un scoop, c’est votre métier. Lola Starr n’avait peut-être pas le prestige de Sharon DeBlass, mais elle n’en mérite pas moins que je mette tout en œuvre pour démasquer son meurtrier. Je n’ai rien d’autre à déclarer !
Sur ces mots, Eve pivota sur ses talons et descendit de l’estrade non sans avoir au passage gratifié Simpson d’un regard incendiaire.
Elle le laissa se débattre avec les journalistes et regagna sa voiture à grandes enjambées furieuses.
— Lieutenant Dallas !
Nadine Furst la rattrapa en courant.
— Je n’ai plus rien à ajouter. Interrogez donc le chef de la police, répliqua Eve en ouvrant sa portière.
— Si je veux entendre des balivernes, je peux tout aussi bien appeler l’OVI, rétorqua la journaliste tenace. Vous aimez jouer franc jeu, lieutenant. Moi aussi. Nos méthodes diffèrent, mais nous poursuivons le même objectif.
Eve leva un sourcil ironique.
— Ah oui, lequel ?
— Ecoutez, lieutenant, deux femmes sont mortes en une semaine. Mes renseignements et mon instinct me disent qu’elles ont toutes deux été assassinées. J’imagine que vous n’allez pas confirmer.
— Vous imaginez bien.
— Je vous propose un marché. Dites-moi si je suis sur la bonne piste et je ne gênerai pas votre enquête. Dès que vous avez du solide, appelez-moi. J’obtiendrai l’exclusivité de l’arrestation... en direct.
Presque amusée, Eve s’adossa contre la carrosserie.
— Et que puis-je espérer en échange, mademoiselle Furst ? Une poignée de main et un grand sourire ?
— Je vous communiquerai le dossier que m’a transmis mon informateur. Intégralement.
— Y compris son identité ? demanda Eve, très intéressée.
— Encore faudrait-il que je la connaisse. J’ignore son nom. Tout ce que je possède, c’est une disquette expédiée à mon bureau, une copie des rapports de police, incluant les autopsies des victimes et deux vidéos très macabres.
— Vous bluffez. Si vous aviez entre les mains la moitié de ce que vous prétendez, vous l’auriez déjà révélé dans votre journal.
— J’y ai songé, avoua Nadine. Mais cette affaire dépasse de loin le banal fait divers et mérite bien que j’oublie un peu les chiffres d’audience. Libre à vous de refuser ma proposition, lieutenant, auquel cas je ferai cavalier seul.
Eve garda le silence un moment, soupesant le pour et le contre.
— Marché conclu... Mais vous n’avez pas intérêt à me jouer un sale tour, ajouta-t-elle avant que le triomphe n’illumine le regard de Nadine Furst. A la moindre tentative, je vous écrase.
— Cela me paraît équitable.
— Dans ce cas, rendez-vous au Blue Squirrel dans vingt minutes.
L’après-midi, le club était toujours très calme et Eve trouva une table discrète sans difficulté. Elle s’installa et commanda un Pepsi Classic.
— Et vous, mademoiselle ? demanda le serveur à Nadine Furst qui s’assit en face d’Eve.
— Un café.
Eve s’accouda sur la table.
— Alors ?
La journaliste sortit un PC miniature de son sac en cuir rouge, glissa la disquette dans le lecteur et le tendit à Eve. Les mâchoires crispées, celle-ci visionna le CD-Rom sans un mot : l’intégralité des dossiers de l’enquête confidentielle défila sous ses yeux. Elle s’arrêta avant le début des vidéos et rendit l’ordinateur à Nadine Furst.
— Ces documents sont-ils authentiques ?
La mine sombre, Eve acquiesça d’un signe de tête.
— Le meurtrier serait donc une sorte de fanatique d’armes à feu doublé d’un expert en vidéosurveillance.
— Les pièces à conviction semblent confirmer ce profil.
— Vous subissez de fortes pressions politiques, n’est-ce pas ? demanda Nadine Furst après que le serveur eut apporté leurs boissons.
— La politique ne m’intéresse pas.
— Mais votre chef, si.
La journaliste but une gorgée de café et ne put réprimer une grimace.
— Hum, pas terrible, fit-elle remarquer en reposant sa tasse. Ce n’est un secret pour personne que cet imbécile de Simpson vise le mandat de gouverneur. Quant à DeBlass, il est bien placé pour remporter la candidature de son parti à la présidence. Quoi qu’il en soit, la parodie de cet après-midi tend à prouver qu’ils cherchent à étouffer l’affaire. Je doute que le meurtrier, s’il est arrêté, soit inculpé pour les deux crimes.
— Cela dépendra du procureur. Personnellement, ça m’est égal du moment que je coince le coupable.
— Voilà toute la différence entre nous, lieutenant Dallas. Quand vous l’aurez arrêté et que grâce à moi le scandale éclatera, le procureur n’aura pas le choix. Les retombées vont occuper DeBlass pendant des mois.
— Vous aussi, vous aimez la politique, mademoiselle Furst ? ironisa Eve.
— Je me contente de révéler la vérité, voilà tout, répliqua celle-ci avec un haussement d’épaules. Et cette histoire-là vaut de l’or : sexe, violence, argent... Et puis un personnage auréolé de mystère tel que Connors va contribuer à pulvériser les records d’audience.
Eve but lentement une gorgée de Pepsi.
— Il n’existe aucune preuve établissant un lien entre cette affaire et Connors.
— Il connaissait Sharon DeBlass : c’est un ami de la famille. Il possède une des plus belles collections d’armes au monde et, selon la rumeur, il serait un excellent tireur. Sans oublier qu’il est propriétaire de l’immeuble où résidait Sharon. Que vous faut-il de plus ?
— Aucune des deux armes ne permet de remonter jusqu’à lui. Et aucun rapport n’a pu être établi entre Lola Starr et lui.
— Peut-être pas, mais même comme personnage secondaire, Connors fait vendre. Et ce n’est pas un secret d’Etat qu’il s’est plusieurs fois accroché avec le sénateur dans le passé.
Cet homme a de la glace dans les veines. Je doute que deux meurtres de sang-froid le dérangeraient. ...
La journaliste marqua une pause, songeuse.
— Mais d’un autre côté, il déteste la publicité. Je l’imagine mal se vanter de ses exploits en envoyant des disquettes aux médias. Celui qui agit ainsi cherche à attirer l’attention sur lui, c’est indéniable.
— Théorie intéressante, répondit Eve que cette conversation commençait à lasser.
Une migraine lui taraudait déjà les tempes. Elle se leva et se pencha vers Nadine Furst.
— Voulez-vous savoir qui est votre informateur ?
— Bien sûr, dit la journaliste avec une étincelle dans les yeux.
— L’assassin en personne. A votre place, je prendrais garde où je mets les pieds, ajouta-t-elle après un silence pesant. Au revoir, mademoiselle Furst.
Eve s’éloigna en direction des coulisses, espérant que Mavis serait dans le cagibi qui lui servait de loge. Elle avait besoin d’une présence réconfortante. Elle la trouva emmitouflée jusqu’aux oreilles dans une couverture, en proie à une violente crise d’éternuements. Mavis se moucha bruyamment et leva des yeux bouffis vers elle.
— J’ai attrapé une sacrée crève. Quelle idée j’ai eue de me trimbaler nue sous une couche de peinture en plein mois de février !
Prudente, Eve préféra garder ses distances.
— Tu te soignes ?
— J’ai tout essayé, répondit son amie, désignant une petite table basse couverte de flacons et de boîtes de comprimés. On dirait que j’ai dévalisé une pharmacie.
— Tu serais mieux dans ton lit.
— Tu parles ! Le service de désinfection est à pied d’œuvre dans mon immeuble. Un petit malin a eu la bonne idée d’aller raconter qu’il avait aperçu un cafard, expliqua-t-elle entre deux éternuements. Au fait, qu’est-ce que tu fabriques ici en plein après-midi ?
— Un rendez-vous d’affaires. Je te laisse, Mavis. Tu dois te reposer.
— S’il te plaît, reste, je m’ennuie à mourir, répondit celle-ci qui avala au goulot une gorgée de liquide rose peu appétissant. Eh, belle chemise ! Tu as eu une augmentation ? Assieds- toi. C’était Connors hier soir, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Quand il s’est avancé jusqu’à ta table, j’ai failli m’évanouir. Qu’est-ce qu’il te voulait ?
Eve choisit la méthode directe.
— J’ai couché avec lui, lâcha-t-elle.
Mavis manqua de s’étrangler.
— Quoi ? s’exclama-t-elle en cherchant un mouchoir propre. Tu ne couches jamais avec personne et tu m’annonces que toi et Connors, vous...
— C’était stupide, soupira Eve en passant sa main dans ses cheveux. Ça ne m’était encore jamais arrivé. J’ignore ce qui m’a pris.
— Ecoute, commença Mavis, serrant dans une main glacée les doigts crispés de son amie, depuis que je te connais, tu as toujours refoulé tes sentiments à cause d’événements dont tu te souviens à peine. Un homme, et pas n’importe lequel, vient de réussir à briser ta carapace. Tu devrais être heureuse.
— Peut-être... Mavis, c’est terrible, pour- suivit-elle en fermant les yeux. Ma carrière est en jeu.
— Que veux-tu dire ?
— Connors est impliqué dans une affaire dont je suis chargée.
— Oh non ! Tu ne vas quand même pas être obligée de l’arrêter ?
— Non, mais si je ne me dépêche pas de clore mon enquête, je suis un flic fini. Quelqu’un se sert de moi. Il tire les ficelles dans mon dos et j’ignore où il veut en venir.
— Alors, il va falloir que tu trouves, répondit Mavis d’un ton encourageant.
A vingt-deux heures passées, Eve pénétra dans le hall de son immeuble. Elle venait d’essuyer une réprimande du bureau de Simpson pour avoir dévié de la ligne officielle en pleine conférence de presse. Le soutien officieux du commandant n’avait pas vraiment réussi à calmer le jeu. Pas de cauchemar cette nuit, implora-t-elle son subconscient en se couchant, épuisée.
Avant d’éteindre, Eve vérifia son courrier électronique, espérant au fond d’elle-même trouver un message de Connors. Rien. Mais le film vidéo qui s’afficha à l’écran la glaça de terreur. Le message était anonyme, transmis d’un serveur public. La fillette assassinée, son père, mort lui aussi. Tout ce sang...
— Espèce d’ordure, murmura-t-elle en tremblant. Si tu espères me déstabiliser avec ces horreurs, tu te trompes lourdement. Je t’interdis de te servir de cette enfant contre moi.
Au même instant, son vidéocom bourdonna. — Qui que vous soyez, allez au diable ! bougonna-t-elle.
Par conscience professionnelle, elle remonta pourtant le drap sur sa poitrine nue et se connecta. Le visage souriant de Connors apparut à l’écran.
— Je te réveille ?
— D’ici cinq minutes, tu y aurais parfaitement réussi. Aux interférences, j’imagine que tu es arrivé à bon port ? ajouta-t-elle quand des parasites perturbèrent la transmission audio.
— En effet. Juste un léger retard. J’espérais te joindre avant que tu n’ailles te coucher. Qu’est-ce qui ne va pas, Eve ? s’inquiéta Connors devant la mine tracassée de la jeune femme.
— La journée a été longue et éprouvante, répondit-elle évasivement avec un haussement d’épaules.
A cet instant, il tourna la tête et s’adressa à voix basse à quelqu’un à côté de lui. Une femme passa dans le champ derrière Connors.
— J’ai demandé à mon assistante de sortir, expliqua Connors. Je préfère être seul pour te demander ce que tu portes sous ce drap.
— Rien, on dirait, répliqua-t-elle avec un regard de défi.
— Et si tu me laissais juger par moi-même ?
— Pas question de satisfaire tes envies de luxure par transmission intersidérale. Fais marcher ton imagination !
— C’est exactement ce à quoi je m’emploie. Je suis en train d’imaginer les enivrantes étreintes auxquelles nous nous livrerons la prochaine fois que je te tiendrai entre mes bras. Je te conseille de te reposer.
Eve voulut sourire, mais n’y parvint pas.
— Connors, à ton retour, il va falloir que nous parlions.
— Avec plaisir. Je trouve toujours nos conversations très stimulantes, Eve. Dors bien.
— D’accord. A bientôt, Connors.
— Pense à moi.
Il termina la transmission, puis médita longtemps devant l’écran éteint. Que signifiait cette lueur d’inquiétude qu’il avait discernée au fond de ses yeux ? Pivotant sur son fauteuil, il contempla le ballet grandiose des étoiles dans l’espace infini. Pourquoi était-il si loin alors qu’Eve avait besoin de réconfort ? Et comment expliquer l’importance qu’elle avait aussi vite prise dans sa vie ?